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Elle ne lui permit pas de se remettre au travail, du moins pas tout de suite. Il comprenait, à son regard fuyant, à quel point elle avait eu peur, à quel point elle avait encore peur. Qu’il revenait de très, très loin. Elle prenait soin de lui de manière extravagante, allant jusqu’à lui changer le pansement de son moignon sanguinolent toutes les huit heures (et au début, l’avait-elle informé, avec l’air de quelqu’un sachant qu’il n’aurait jamais de médaille pour ce qu’il avait fait, alors pourtant qu’il en méritait une fois toutes les quatre heures), le lavant longuement à l’éponge et le frictionnant à l’alcool, comme pour nier ce qu’elle avait fait. Travailler, lui dit-elle, lui ferait mal. Ça ne ferait que vous mettre en retard, Paul. Je ne vous le dirais pas si ce n’était pas vrai. Croyez-moi. Au moins vous, vous savez ce qui va arriver. Moi, je meurs d’impatience de l’apprendre. Il découvrit qu’elle avait lu tout ce qu’il avait écrit – son travail d’avant l’intervention chirurgicale, pourrait-on dire – pendant qu’il était resté suspendu entre la vie et la mort… un peu plus de trois cents pages tapées à la machine. Il n’avait pas rempli les nN des quarante dernières, ce qu’elle avait fait pour lui.

Elle lui montra son travail avec une fierté mêlée de méfiance gênée. Ses nN étaient impeccablement faits, comparés aux siens, devenus une espèce de bosse informe.

Bien qu’elle ne le lui eût jamais dit, il croyait que Annie avait accompli cette tâche fastidieuse soit comme preuve supplémentaire de sa sollicitude (Comment pouvez-vous prétendre que j’ai été cruelle avec vous, Paul, moi qui ai rempli tous ces nN manquants ?), soit en tant qu’acte de contrition, ou encore, peut-être, comme rite de quasi-superstition : suffisamment de lavages à l’éponge, suffisamment de nN remplis, suffisamment de changements de pansement, et Paul vivrait. La femme-abeille bou’ka t’ès puissante magicienne, bwana, ’emplit tous ces bon-ieu de nN et il i’a t’ès bien ensuite.

C’est comme ça qu’elle avait commencé. Puis était venu le moment du il faut que. Paul connaissait tous les symptômes. Lorsqu’elle disait qu’elle mourait d’envie de connaître la suite, elle ne plaisantait pas.

Parce que tu continues à vivre pour savoir ce qui va se passer ensuite, c’est bien ce que tu dis, Annie ?

Aussi stupide que cela fût – et même scandaleux, tant c’était absurde – il pensait ne pas se tromper.

Il faut que.

Il avait découvert avec une certaine irritation que c’était quelque chose qu’il pouvait provoquer quasiment à volonté dans les Misery, alors qu’il n’arrivait pas à le contrôler dans ses autres romans « plus sérieux ». On ne savait jamais tout à fait où découvrir le il faut que, mais en revanche, on savait lorsqu’on le tenait. Il avait toujours légèrement honte de l’attraper ; une impression de manipulation. Mais cela le faisait aussi se sentir agressif dans son travail. Bon sang, des jours passaient, et le trou dans le papier restait minuscule ; la lumière était mauvaise, les conversations que l’on surprenait, sans esprit. On continuait, parce que c’était tout ce que l’on pouvait faire. Confucius disait que si un homme veut faire pousser un sillon de blé, il doit commencer par pelleter une tonne de merde. Et puis un jour le trou s’agrandissait et prenait des proportions cinémascopiques, la lumière brillait à travers comme les rayons du soleil dans une superproduction de Cecil B. De Mille, et l’on savait que l’on tenait le il faut que, bien vivant et piaffant.

Le il faut que comme dans : « Je pense que je vais continuer encore quinze-vingt minutes, chérie, il faut que je voie comment se termine ce chapitre. » Même si le type qui dit ça a passé la journée à imaginer qu’il allait tirer son coup, même s’il sait qu’il y a de bonnes chances pour que sa femme soit endormie lorsqu’il arrivera finalement dans la chambre.

Le il faut que comme dans : « Je sais que je devrais me mettre à préparer le repas – il va encore gueuler comme un âne si je sors une fois de plus des conserves – mais il faut que je voie comment ce truc finit. »

Il faut que je sache si elle va vivre.

Il faut que je sache s’il attrapera le bâton merdeux qui a tué son père.

Il faut que je sache si elle va découvrir que son mari baise sa meilleure amie.

Le il faut que. Aussi ignoble qu’une pipe taillée au fond des chiottes d’un bastringue minable, aussi raffiné que le mimi de la plus douée des call-girls. Oh bon sang que c’est moche oh bon sang que c’est bon et oh bon sang à la fin peu importent vulgarité et brutalité car à la fin c’est comme disent la ribambelle des Jackson sur leur disque – n’arrêtez pas tant que vous n’en avez pas assez.

 

Misery
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